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La vie privée comme nouvelle zone de libre échange de l’exploitation corporatiste

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2014.2.25.Global_Surveillance.MainPar Fred Guerin, le 25 février 2014

Imaginez le monde numérique comme étant une espèce d’immense résidence d’appartements. Bien que les habitants vivent dans des logements séparés, ils sont tous connectés parce qu’ils vivent dans le même immeuble. Maintenant imaginez qu’il existe un gouvernement légitimé qui emploie des milliers et des milliers d’individus connus sous le nom d’OSAP (Officiers de Surveillance et d’Application de la Pensée), à qui il a été donné un passe avec pour instruction d’investir chaque appartement, et ce quotidiennement.

En entrant dans chaque appartement, les OSAP isolent et maîtrisent ou menottent le l’individu résidant dans l’appartement et procèdent à la fouille minutieuse de chaque pièce et de chaque cabinet, inspectent chaque tiroir et chaque placard, et lisent chaque note, journal ou document. Ils feraient ceci non pas parce que les résidents des appartements sont soupçonnés d’avoir commis un crime, ou parce qu’ils sont considérés poser une menace à la stabilité de l’état ou de la société. L’unique objectif de cette invasion en profondeur de la vie privée serait de créer un PPC ou profil pré-crime. Ce profil serait constamment mis à jour et sauvegardé pour un accès facile et instantané si jamais quiconque dans l’appartement témoignait d’un comportement aberrant ou non-orthodoxe.

Cette analogie, libéralement tirée de 1984 de George Orwell et de Minority Report de Philip K. Dick est dérangeante précisément parce qu’elle illustre de façon graphique combien il serait profondément contraire à l’éthique, anticonstitutionnel et illégal d’imposer un régime de surveillance intrusive sans mandat dans le but de recueillir des renseignements – pas des renseignements de défense, antiterroristes ou de contre-espionnage, mais des renseignements humains, tels quels.

Nous pouvons pour sûr dresser des distinctions entre différentes sortes de renseignements humains – entre l’information physique ou numérique, les données descriptives ou visuelles, et les données sur les structures qui contiennent des données (aussi connues comme métadonnées). Toutefois, et c’est plus important, ce que nous devons relever n’est pas la différence entre les sortes différentes de données ou de renseignements, mais le potentiel dont nous disposons aujourd’hui pour entreposer numériquement et faire des recoupements de ces nombreux niveaux de données pour un usage futur (soit bénin soit malveillant).

Alors il semble évident que nous devrions nous sentir aussi violés, aussi vulnérables et aussi outragés quand nous sommes surveillés en ligne que nous le serions si la police pénétrait sans frapper chez nous pour fouiller toute notre maison ou appartement pour aucune autre raison que celle de recueillir autant d’informations sur nous que possible. Que nous ne soyons pas pareillement outragés par des pratiques contraires à l’éthique et anticonstitutionnelles tient beaucoup au fait que beaucoup de ces appareils de surveillance sont inclus dans le tissu de notre culture consumériste. Nous faisons joyeusement la queue pour avoir la chance d’être le premier à acheter le dernier iPhone; nous abandonnons volontiers des détails personnels et même intimes nous concernant en ligne, et nous ressentons le besoin de constamment texter à nos amis et à nos parents les événements triviaux de la journée. Dans tout ceci, il y a une espèce d’ignorance volontaire du fait que l’information numérique est accessible à n’importe qui, et qu’elle forme une image plutôt intime de nous dans le temps.

Cependant, notre manque d’indignation morale n’est pas seulement une conséquence du fait que les appareils de surveillance soient omniprésents, à la mode ou qu’ils plaisent à ce qui est devenu une culture excessivement narcissique; c’est aussi une conséquence d’une industrie très cachottière et graduellement de plus en plus élaborée dont nous ne savons vraiment que très peu de choses. L’exemple flagrant ici est l’alliance des cinq yeux (five eyes) qui s’est développée avec le temps entre l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et les USA. Dans chacun de ces pays, des gouvernements élus soi-disant démocratiquement se sont autocratiquement et secrètement donné le genre de pouvoir invasif qui est généralement réservé aux despotes et aux dictateurs qui régissent les citoyens d’un état policier.

Heureusement, la nature dissimulatrice des programmes de surveillance gouvernementaux n’est plus aussi secrète qu’elle l’a été. Leur couverture collective a été soufflée par Edward Snowden et est devenue largement connue à travers le travail des journalistes intrépides Glenn Greenwald et Laura Poitras. Le système global de surveillance a été dévoilé pour ce qu’il est: une intrusion inutile et anticonstitutionnelle dans la vie privée des citoyens. L’outrage n’en est qu’à ses débuts. Toutefois, s’il est devenu clair que la conscience du public a été réveillée et que des questions sont posées par beaucoup de citoyens, intellectuels et journalistes pour savoir pourquoi un tel scénario ait jamais dû être considéré comme normal ou nécessaire, il n’est pas clair du tout que les gouvernements impliqués aient été repris, et contraints à un quelconque aveu que leurs actes sont intrinsèquement mauvais ou inutiles. En fait, il y a des preuves qui suggèrent bien l’opposé: que la surveillance intrusive des vies privées des citoyens va continuer et, en fait, devenir plus élaborée et sophistiquée. Dans l’avenir prévisible, ce genre de surveillance sera incluse dans une matrice juridico-corporatiste puissante et complexe qui garantira que nos vies privées ne seront jamais plus privées comme cela a été le cas.

Il peut être tentant d’insister que la raison pour ce nouvel accent mis sur la surveillance est une conséquence de l’attaque dévastatrice et sans précédent du 11 septembre 2001. D’autres pourraient défendre que c’est parce que les technologies de surveillance totale sont possibles comme elles ne l’ont jamais été auparavant. Ces deux affirmations ont une part de vérité. Mais les deux sont aussi symptomatiques d’une cause beaucoup plus élémentaire qui va au cœur de la direction que nous avons prise au cours des 60 dernières années. Cette cause élémentaire va beaucoup plus loin que le simple progrès technologique ou la menace terroriste vers quelque chose de beaucoup plus primitif et destructeur: un système capitaliste corporatiste de profit et d’exploitation, enraciné et omniprésent. Ce dernier est une chose qui ne peut être identifiée qu’en appréhendant le déclin sans relâche et continuel des espaces publics démocratiques, la conversion des citoyens en consommateurs, le besoin de protéger et d’augmenter les profits d’une très petite minorité et la colonisation totale de l’écosystème et de tout potentiel humain pour une activité créatrice et entretenant la vie.

Toutefois, nous pouvons ici encore vouloir demander: Quel est le lien exact entre la surveillance humaine, le recueil de différentes formes de données et de métadonnées, et un système de capitalisme corporatiste? Beaucoup ont argué que l’élan croissant visant à recueillir des informations privées et des métadonnées agit pour le compte de notre sécurité nationale, et de façon seulement secondaire, pour des intérêts commerciaux. Cependant, cette ligne d’argumentation serait beaucoup plus persuasive si la frontière entre les intérêts du gouvernement et corporatistes étaient claire et sans ambigüité. Elle ne l’est pas. En réalité, alors que le capitalisme corporatiste devient mondialisé, la frontière entre le pouvoir gouvernemental et le pouvoir corporatiste a tendance à s’effacer.

Ceci dit, il n’est pas difficile d’imaginer que l’infrastructure de surveillance conçue et construite par des industries puissantes des communications et de technologie, et appliquée par le biais d’institutions gouvernementales et de systèmes bureaucratiques, tendrait à servir en premier lieu les intérêts corporatistes avec les gouvernements jouant un rôle parasite ou subsidiaire. Afin d’adresser correctement la question de savoir si le gouvernement ou les intérêts corporatistes sont au centre de ce système, nous devons d’abord penser comment visualiser et articuler la frontière entre le public et le privé.

Peut-être y a-t-il eu un temps avant l’avancée des technologies intrusives, quand cette frontière était facilement identifiable et assimilée comme une partition nécessaire entre ce qui est publiquement connu et partagé, et ce qui est privé et intime. La vie privée, de ce point de vue, est l’espace indispensable de possibilités où nous développons et nourrissons des relations intimes avec la famille et les êtres aimés, loin du regard du public ou des yeux indiscrets des institutions gouvernementales. C’est le lieu où nous sommes encouragés à développer un sens unique de qui nous sommes sans ressentir la pression de nous conformer entièrement à des directives sociales, religieuses ou culturelles imposées. C’est un lieu de liberté humaine et d’indéterminisme, où nous restons ouverts à la transformation en restant occupés à gérer qui nous avons été, qui nous sommes et qui nous voulons être. Paradoxalement, la vie privée est aussi un pré-requis pour la réflexion sur ce qui nous relie ensemble, ce qui nous distingue mais aussi ce que nous avons en commun. Cet espace privé de réflexion et de contemplation est celui où nous commençons à développer un sens de la pensée de la perspective d’une autre personne ou d’un monde extérieur, séparé de nous et pourtant auquel nous sommes intimement et nécessairement connectés. C’est l’origine de ce que nous appelons une conscience morale privée-publique.

Alors pourquoi certains insistent-ils à voir la sphère privée comme un instrument ou un voile derrière lequel des individus sulfureux se retirent pour s’engager dans des activités illégales, contraires à l’éthique ou immorales? Peut-être est-ce en partie le résultat de la prise de conscience qui a eu lieu dans les années ’60 et ’70 et qui nous a enseigné que dans les relations inégales, les puissants se serviront souvent du voile de la confidentialité pour sécuriser ou étendre des relations exploitantes ou avilissantes. Malgré tout, nous devons demander si la notion de sphère privée doit être réduite à celle d’instrument de tromperie. En d’autres termes, la sphère privée ne devrait-elle pas être plus correctement et avec plus de réflexion comprise comme la condition de la possibilité du contemplatif, et effectivement pour la possibilité d’une pensée commune? Retournons voir Orwell, encore un peu.

Dans le 1984 d’Orwell, c’est le fait de penser ou de réfléchir sur soi-même ou sur l’état du monde, hors de la perspective orthodoxe de l’Angsoc qui est considéré comme un crime – ou pour se servir du terme d’Orwell lui-même: un crimepensée. La Police de la Pensée est constamment à l’affût de toute sorte d’activité inhabituelle, d’une expression d’incrédulité face au dogme du parti, d’une hésitation ou d’un tic nerveux qui puisse attester d’une pensée non-orthodoxe. Être orthodoxe, c’est éviter la vie contemplative et intérioriser une peur incarnée du privé comme d’un lieu dangereux et séducteur où les crimepensées prennent place, inévitablement. En Novlangue (la langue abrégée d’Angsoc, ou Socialisme Anglais), le terme péjoratif employé pour décrire le mode de vie d’une personne s’adonnant à la pensée sur soi ou la contemplation est égovie.

Cutliver l’égovie requiert qu’il existe une sphère privée où la personne puisse penser à l’extérieur du monde d’Angsoc ou de l’orthodoxie du Parti. Une telle sphère privée ne peut simplement pas être tolérée dans un état de surveillance totalitaire. Il est crucial de comprendre que dans 1984, ce n’est pas seulement la Police de la Pensée qui est à la recherche de ce qui n’est pas orthodoxe; ce sont généralement la famille, les voisins et les connaissances de travail qui se surveillent les uns les autres. Dans le monde totalitaire d’Orwell, un monde qui a aboli la sphère privée, tout le monde est conditionné à soupçonner tout le monde, et s’ils informent les autorités du comportement non-orthodoxe de collègues, de mères, de pères et d’enfants, ils sont dûment loués par Big Brother comme étant des membres exemplaires du parti.

Bien sûr nous parlons ici d’un monde totalitaire de fiction. Mais il y existe des analogies très révélatrices à tirer qui aident quelque peu à répondre à la question sus-citée. Nous ne vivons pas dans un état totalitaire, mais nous vivons bel et bien dans un monde saturé de violence numérique et de violence réelle, de brutalité, de suspicion et de cruauté. Au cours des quelques  60 dernières années, il nous a été enseigné de considérer l’espèce humaine comme indigne de confiance, avide, égoïste, narcissique et paranoïaque. Nous subissons un déluge provenant de l’industrie du divertissement qui profite d’émissions de "télé-réalité" qui fabriquent des émotions humaines, et d’émissions de "crime-réalité" qui dépeignent des individus violents et pathétiques (généralement de couleur) intoxiqués par des drogues ou de l’alcool ou engagés dans du harcèlement sexuel, de la molestation, du vol, des agressions ou des infractions au port d’armes à feu.

Nous sommes encouragés à nous délecter comme des voyeurs de ce carnaval de débauche humaine, et nos soupçons concernant le mal lascif qui se cache derrière le paravent de la vie privée se voient ainsi confirmés. Les gouvernements nous disent que les radicaux et les terroristes potentiels vivent des vies secrètes et agissent derrière un domaine privé. Étant donné tout cela, beaucoup de ceux parmi nous qui n’ont pas d’esprit ont tacitement accepté que c’est OK si nous sommes surveillés en permanence et que la sphère privée doive pour une quelconque raison être crainte, évitée et peut-être même abolie. Bien entendu, comme nous instruit le conte d’anticipation d’Orwell, si nous décidons effectivement de mettre fin à la sphère privée, alors nous abolirons aussi – et pas par accident – le fait d’être contemplatif, la réflexion sur soi, l’amitié, la solidarité, l’amour et la sollicitude.

L’évitement de la sphère privée à travers l’acceptation tacite de la surveillance globale est déjà largement en route. Bien sûr, nous pouvons être amenés à nous sentir en partie consolés d’une telle perte en intériorisant la propagande du capitalisme mondial qui nous encourage en permanence à nous considérer nous-mêmes ainsi que la sphère privée comme des biens exploitables. Quand ceci se produit, la frontière entre le public et le privé s’effondre complètement. Au sein du cadre du capitalisme corporatiste, où les êtres humains sont vus comme des consommateurs plutôt que comme des citoyens, nous sommes désormais requis de penser à la frontière entre le public et le privé non pas comme à un mur ou une barrière, mais comme un champ ouvert ou zone de libre échange ou la vie privée elle-même est traitée comme une espèce de bien public qui se fait acheter, vendre ou échanger. Si les informations et le savoir internes sont un avantage corporatiste puissant, alors les données sur la vie privée deviennent un bien hautement précieux.

Les informations concernant ceux à qui vous parlez, où vous vivez, ce que vous achetez, combien vous dépensez, quels médicaments vous prenez sur ordonnance, quels restaurants vous fréquentez, dans quels hôtels vous séjournez, le genre de vêtements que vous achetez, combien d’alcool vous buvez, qui sont vos amis, où vous allez pour vous amuser, ce que vous aimez lire ou regarder sur Internet, ce que vous dites à vos amis, à vos familles et connaissances peuvent toutes être rassemblées et tissées en un profil qui est distinctif et revêt de la valeur pour le capitaliste corporatiste. Mais comme le profil pré-crime évoqué plus haut, ce profil de consommateur ne concerne pas seulement la collecte d’informations au sujet d’une quelconque activité consommatrice afin de réaliser de plus gros bénéfices. C’est également un moyen de mobiliser et d’organiser un répertoire futur, à la fois de métadonnées individuelles et des données de populations entières, pouvant rapidement et facilement être isolées, accédées et recoupées dès que le gouvernement ou les intérêts corporatistes sont menacés, d’une manière ou d’une autre.

C’est à ce niveau de sécurité – c’est-à-dire, la sécurisation de la propriété et du contrôle futurs du pouvoir autocratique – que nous commençons à voir la convergence des intérêts corporatistes et gouvernementaux. Quand les gouvernements nous disent que la surveillance est nécessaire, ce qu’ils disent réellement c’est que la surveillance est une étape nécessaire à l’éradication de la vie privée, afin de protéger les intérêts des tyrannies corporatistes privées et des gouvernements autocratiques de tout soulèvement populaire massif futur ou de toute résistance politique étendue. Malgré ce fait, il y a beaucoup de gens qui en sont venus à penser qu’une perte de la vie privée n’est en rien une source d’inquiétude tant que "nous ne faisons rien de mal". Ici nous devons nous rendre compte que les opinions naïves et irréfléchies sont l’effet intentionnel de l’acceptation d’opinions totalitaires et irréfléchies. Ce qui suit une telle abdication est l’oubli conditionné du sens et de la signification des sphères privées et publiques. Ceci étant, ce dont il y a besoin ici, ce n’est pas seulement d’une réflexion sur la perte individuelle de vie privée, mais d’une compréhension claire de comment une multiplicité émergente d’appareils de surveillance interconnectés, de technologies et de pratiques peuvent travailler à miner la démocratie tout en ayant des effets négatifs de grande envergure sur la manière dont nous pensons et entretenons une relation avec nous-mêmes, les uns avec les autres, et avec une communauté mondiale. Quels sont certains de ces effets?

Il est crucial de comprendre ici que la zone de libre échange de vie privée individuelle n’est pas que la création d’une nouvelle commodité capitaliste ou la réalisation d’un potentiel non-exploité de profits. Au niveau humain de l’expérience vécue, l’éradication de la vie privée crée également un sens répandu d’impotence, d’impuissance et d’apathie face à des institutions gouvernementales puissantes et des hégémonies corporatistes. Cet état de fait sera d’une importance centrale dans l’avancement de l’exploitation du capitalisme débridé. Pourquoi? Précisément parce qu’éradiquer la sphère privée éteint aussi la possibilité que des individus puissent agir de concert pour résister à ce qui leur arrive. La vérité est que nous découvrons et entretenons notre sens de la solidarité et de la communauté avec les autres quand nous saisissons que nous sommes des êtres uniques et irremplaçables qui avons besoin d’avoir une relation avec nous-mêmes et avec les autres, à la fois de manière publique et de façon privée. La condition pour la possibilité d’une réflexion individuelle, pour la communauté, pour l’action en concertation, est que la distinction entre le privé et le public demeure inviolable. Le système capitaliste corporatiste a accompli son objectif totalitaire particulier quand il parvient à violer l’inviolable.

Source: http://truth-out.org/opinion/item/22080-privacy-as-the-new-free-trade-zone-of-corporate-exploitation



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